Jean sortit. Comme l'eau d'une piscine,la chaleur s'ouvrit et se refermasur lui. Il fut au moment d'aller à l'endroitoù le ruisseau, près de traverser levillage, concentre sous un bois d'aulnesson haleine glacée, l'odeur des sources.Mais des moustiques, la veille, l'y avaientharcelé; puis son désir était d'adresserune parole à quelque être vivant. Alors ilse dirigea vers le logis du Docteur Pieuchonde qui le fils Robert, étudiant enmédecine, était revenu ce matin mêmepour les vacances.
Cependant M. Jérôme suivait l'allée bordéede poiriers en quenouille, d'héliotropes,de résédas, de géraniums, dont on ne sentaitpas les odeurs parce que l'immense bouquetrond d'un tilleul emplissait de sonhaleine la terre et le ciel. M. Jérôme traînaitles pieds. Le bas de son pantalondemeurait pris entre sa cheville et sapantoufle. Son chapeau de paille déforméétait bordé de moire. Il avait sur les épaulesune vieille pèlerine de tricot oubliée parsa sœur. Jean reconnut, entre les mainspaternelles, un Montaigne. Sans douteLes Essais, comme sa religion, le fournissaientde subterfuges pour parer du nomde sagesse son renoncement à toute conquête?Oui, oui, se répétait Jean Péloueyre,ce pauvre homme appelait tantôtstoïcisme, tantôt résignation chrétienne,l'immense défaite de sa vie. Ah!que Jean se sentait donc lucide! Aimantet plaignant son père, comme à cetteheure, il le méprisait! Le malade selamenta: des élancements dans la nuque,des étouffements, l'envie de rendre... Unmétayer avait forcé sa porte, Duberned'Hourtinat qui exigeait une nouvellechambre pour loger l'armoire de sa fillemariée! Où pourrait-il souffrir tranquille?Où pourrait-il mourir en paix? Pourcomble, le lendemain était un jeudi, jourde marché sur la place, et aussi jour d'invasion:sa sœur Félicité Cazenave, sonneveu régneraient céans; dès cette aubenéfaste, les bestiaux sur le foirail réveilleraientle malade; l'auto des Cazenave,grondant devant la porte, annonceraitla présence de l'hebdomadaire fléau. TanteFélicité forcerait l'entrée de la cuisine,bouleverserait le régime de son frèreau nom du régime de son fils. Au soir,le couple laisserait derrière lui Cadetteen larmes et son maître suffoquant.
Mon Fils Et Le Baiser
Rampant et faible devant l'ennemi,M. Jérôme dans le secret nourrissait sarancœur. Si souvent il grommelait qu'ilréservait aux Cazenave un chien de sachienne, que Jean Péloueyre, ce jour-là,ne prêta nulle attention à ce que lui glissaitson père: Nous allons leur jouerun tour, Jean, pour peu que tu veuillest'y prêter... Mais le voudras-tu? Jean,à mille lieues des Cazenave, sourit. Cependantson père l'observait et lui disait:Tu devrais être plus coquet à ton âge;comme tu es mal dringué, mon pauvredrôle! Bien que M. Jérôme ne lui eûtjamais montré qu'il se souciât de sa tenue,Jean Péloueyre ne posa aucune question;il ne pressentit rien de ce qui se préparaità ce tournant de son destin; il avaitpris le Montaigne des mains paternelleset lisait cette phrase: Pour moi, je loueune vie glissante, sombre et muette...Ah! oui, leur vie était à souhait glissante,sombre et muette! Les Péloueyre regardaientun souffle rider l'eau de la citerne,agitée de têtards autour d'une taupe morte.M. Jérôme crut sentir le serein, se dirigeavers la maison. Désœuvré, Jean, au fonddu jardin, glissa la tête dans l'entrebâillementd'une poterne ouverte sur la ruelle.A sa vue, le petit-fils de Cadette, qui tenaitpressée contre lui une fille, la lâcha,comme on laisse tomber un fruit.
M. Jérôme démasqua ses batteries:il resterait au lit. C'était sa manière d'ignorerles obsèques et les noces de son entourage.En ces conjonctures solennelles,il avalait un cachet de chloral et tirait sesrideaux. On rappelait que durant l'agoniede sa femme, il se coucha au plus hautétage de la maison et, le nez au mur, neconsentit à ouvrir un œil que lorsqu'ilfut assuré que la dernière pelletée deterre avait recouvert le cercueil; quele train emportait le dernier invité. Lejour du mariage de son fils, il ne voulut pasque Cadette rabattît les volets lorsqueJean Péloueyre, vert et réduit à riendans son habit, lui demanda de le bénir.
Elle était pareille à une martyre endormie.Les cheveux collés au front, commedans l'agonie, rendaient plus mince sonvisage d'enfant battu. Les mains en croixcontre sa gorge innocente, serraient lescapulaire un peu déteint et les médaillesbénites. Il aurait fallu baiser ses pieds,saisir ce tendre corps, sans l'éveiller,courir, le tenant ainsi, vers la haute mer,le livrer à la chaste écume.
Cependant M. Jérôme s'étonnait quesa bru le soignât avec la passion d'uneSœur de Saint-Vincent-de-Paul. A l'heureprescrite, elle portait chaque remède, ordonnaitle repas selon un rigoureux régimeet, avec une douce autorité, imposait àtous le silence durant la sieste. Commeautrefois, Jean Péloueyre s'évadait de lamaison partenelle, longeait les murs desruelles détournées. A l'affût derrière unpin, en lisière d'un champ de millade,il guettait les pies. Il eût voulu retenirchaque minute et que le soir ne vînt jamais.Mais déjà plus vite naissait l'ombre.Les pins, en proie aux vents d'équinoxe,reprenaient en sourdine la plainte queleur enseigne l'Atlantique dans les sablesde Mimizan et de Biscarosse. De l'épaisseurdes fougères, s'élevèrent les cabanesde brande où les Landais, en octobre,chassent les palombes. L'odeur du painde seigle parfumait le crépuscule autourdes métairies. Au soleil couchant, JeanPéloueyre tirait les dernières alouettes.A mesure qu'il se rapprochait du bourgson pas devenait plus lent. Un peu detemps encore! encore un peu de temps,avant que Noémi souffre de le sentir dansla maison! Il traversait le vestibule à pasde loup; elle le guettait, la lampe haute etvenait à lui avec un sourire d'accueil, luitendait son front, soupesait la carnassière,faisait enfin les gestes de l'épouse, heureuseparce que le bien-aimé est revenu.Mais elle ne soutenait son rôle que quelquesminutes et pas une seconde ne putse flatter de faire illusion. Pendant lerepas, M. Jérôme les délivrait du silence:depuis qu'une jeune garde-malade s'inquiétaitde lui, il ne se lassait de décrireses sensations. Comme elle se chargeaitde recevoir les métayers, Noémidevait l'entretenir du domaine. M. Jérômeadmirait que cette petite fille fûtla seule dans la maison à savoir vérifierles comptes du régisseur, et surveillerla vente des poteaux de mines. Il luiattribuait aussi le mérite des deux kilosqu'il avait gagnés depuis le mariage deson fils.
Ce fut alors que l'exilé reçut à Paris deslettres qui l'étonnèrent, celles où Noémilui disait: Je m'ennuie de toi...En ce temps-là, elle attendait dans lapièce noire que le tilbury fût passé pourentr'ouvrir les volets et se mettre à l'ouvrage.Une après-midi, elle se répéta quele scrupule aussi est un péché: Je memonte la tête, songeait-elle. Une foispour toutes, elle se pencherait à la fenêtre,répondrait au salut de l'étranger. Ellecrut entendre un bruit de roues et déjàsa main hésitait sur l'espagnolette, maispour la première fois depuis deux semaines,le tilbury ne passa pas. A l'heureoù M. Jérôme prenait sa valériane, Noémimonta chez lui et ne put se défendrede l'avertir que le nouveau docteur n'étaitpas allé chez les Pieuchon. M. Jérômele savait: le fils Pieuchon avait eu laveille une rechute et ne supportait plusl'iode. Il vomissait le sang à pleine cuvette,disait le curé. Le printemps est une saisondangereuse aux poitrinaires. On rapportaitque le docteur Pieuchon avait eu desparoles très dures pour son confrère qui,sans doute, n'oserait plus reparaître dansle bourg. Noémi reçut un métayer, aidaCadette à plier la lessive. A six heures,elle alla faire son adoration; puis, commechaque jour, s'arrêta chez ses parents.Mais après le dîner, elle se plaignit demigraine et gagna sa chambre.
Elle mena une vie plus active; sescouvées réussirent. Endimanchée, elle fitles visites annuelles que les dames dubourg échangent avec solennité. Enfinelle entreprit la tournée des métairies.Elle aimait les courses en carriole dansles chemins forestiers que défoncent lescharrois. Aux côtés de la jeune femme, lepetit-fils de Cadette conduisait le cheval.Les ajoncs tachaient de jaune les fourrésde fougères sèches. Aux chênes, les feuillesmortes frémissaient, résistaient encore àun souffle chaud du Sud. L'exact miroirrond d'une lagune reflétait les fûts allongésdes pins, et leurs cimes et l'azur.Aux troncs innombrables, de fraîches blessuressaignaient et, brûlantes, embaumaientcette journée. Le chant du coucourappelait d'autres printemps. Des cahotsrejetaient le petit-fils de Cadette contreNoémi et ces deux enfants riaient. Lelendemain la jeune femme se plaignit decourbatures et le régisseur fut prié d'acheverla tournée des métairies. Hors lamesse, on ne la vit plus jusqu'à ce matinoù revint Jean Péloueyre.
Pour Jean Péloueyre suffoquant, l'étés'était adouci. En septembre, de fréquentsorages roussirent les feuilles. Le petit-filsde Cadette portait au malade les premierscèpes et leur odeur de terre sylvestre,le distrayait avec les ortolans capturésau petit jour: il les engraisseraitdans le noir et les servirait à moussu Jeanaprès les avoir étouffés dans un vieilarmagnac. Des vols de ramiers présageaientun hiver précoce: bientôt onmonterait les appeaux à la palombière...Toujours Jean Péloueyre avait aimé l'approchede l'arrière-saison, cet accord secretavec son cœur des champs de millademoissonnés, des landes fauves connuesdes seules palombes, des troupeauxet du vent. Il reconnaissait quand, àl'aube, on ouvrait la fenêtre pour qu'ilrespirât mieux, le parfum de ses tristesretours de chasse aux crépuscules d'octobre.Mais il ne lui fut pas donné d'attendreen paix le passage: Noémi nesavait pas que l'on doit le silence auxmourants; et de même qu'autrefois ellen'avait pu lui céler son dégoût, elle nesavait aujourd'hui lui faire grâce de sesremords. Elle mouillait de larmes sa main,insatiable de pardon. Vainement lui disait-il:C'est moi seul qui t'ai choisie, Noémi ...moi seul qui n'ai pas eu souci detoi... Elle secouait la tête, ne voyait rien,hors ceci que Jean mourait pour elle:qu'il était noble et grand! qu'elle l'aimeraits'il guérissait! Elle lui rendraitau centuple cette tendresse dont elle futsi avare. Comment Noémi aurait-elle suque d'un Jean Péloueyre à peine convalescent,elle eût déjà commencé de sedéprendre, et qu'il fallait qu'il touchâtà son heure dernière pour qu'enfin ellele pût aimer? C'était une très jeune femmeignorante et charnelle et qui ne connaissaitpas son cœur. Mais ce cœur de désirétait sans ruse et soumis à Dieu. Gauchement,elle exigeait du moribond le motqui l'eût délivrée de son remords. Aprèsde tels débats, il perdait cœur, et souhaitaitde ne pas demeurer seul avecelle; il l'eut été souvent (car M. Jérômeétait cloué au lit par tous ses maux conjurés);mais que le jeune docteur montraitdonc de dévouement! Jean Péloueyres'étonnait de l'étrange fidélité d'un inconnu.Incapable de soutenir une conversation,du moins il jouissait de cetteprésence. 2ff7e9595c
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